La lumière maçonnique en Lorraine ... - Page 3

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De la crise de la Restauration à la Maçonnerie républicaine

La montée des notables et le triomphe de l'idée républicaine, le déclin et le réveil des Loges... pour quelle politique ? Après Waterloo, le légitimisme monarchique peut bien l'emporter à nouveau dans les rangs de la Maçonnerie lorraine, le héros dont elle perpétuera ensuite le souvenir, c'est le Frère Michel Ney, Maréchal de France, fusillé pour avoir rejoint l'Empereur au retour de l'île d'Elbe. Philanthropie et volonté d'alphabétisation maintiennent vivant dans cette Maçonnerie de la première moitié du XIXe siècle son humanisme foncier. Quant à la pensée maçonnique c'est aussi bien le fouriérisme de Victor Considérant, initié à Metz en 1833, que le lotharingisme de Prosper Guerrier de Dumast qui rétablira l'Université de Nancy et s'éloignera de la Maçonnerie sans jamais la renier. Les plus hardis pensent et complotent ; c'est le temps de la Charbonnerie. L'un des siens, le Frère avocat messin Dornès tentera au cœur de l'insurrection parisienne de juin 1848 de s'interposer et s'écriera avant de mourir sur la barricade : "Cessez une guerre fratricide ! La République vous ouvrira les bras".

Dès 1832 les espoirs suscités par les Trois glorieuses avaient fait long feu. Une maçonnerie lorraine, désormais républicaine, applaudit à la Révolution mais semble en voie d'épuisement, voire de disparition.

Mais si les maçons ont fini par saluer la Révolution, puis encensé le régime impérial, s'ils ont installé sans état d'âme un buste de Louis XVIII dès le début de la Restauration, l'heure n'est plus à la docilité. C'est à des notables républicains dont le notaire Pierre Marchal que l'on doit une inflexion sensible de l'attitude de la Loge de Nancy. Dirigée sous la restauration par Sansonneti, un vénérable acquis aux Bourbons, elle va après une période de troubles se dépenser pour faire triompher l'idée républicaine. Des tendances plus radicales se firent d'ailleurs entendre avec un Frère comme Turck, fouriériste, chrétien social, républicain, philanthrope, préfet, député, médecin et chercheur, à qui l'on doit l'introduction de la Charbonnerie en Lorraine. Son programme politique ne fait pas mystère : il s'agit de renverser le régime par tous les moyens. A côté d'une action menée dans l'ombre, il tente de propager au grand jour ses conceptions libérales et républicaines en publiant un "Almanach du Peuple" qui lui vaudra une comparution devant la cour d'assises de Nancy dont il se tirera sans encombre. Si l'hostilité aux Bourbons fut après 1820 un véritable credo, l'apparente bienveillance à l'endroit de l'Orléans n'était sans aucun doute que la marque d'une aspiration à une monarchie constitutionnelle, plus propre à autoriser l'évolution vers la forme républicaine dont ils vont cependant rapidement combattre la tiédeur démocratique.


Pierre-François MARCHAL (1785-1864)

Visage énergique et romantique d'un combattant de la liberté. Député de 1827 à 1834 et de 1837 à 1845, puis maire de Nancy et représentant à l'Assemblée Constituante en 1848, MarchaI a toujours lutté dans l'opposition, excepté durant les courts moments des révolutions de 1830 et 1848.

Il incarne d'abord les aspirations de la bourgeoisie riche et cultivée pour le maintien des conquêtes de la Révolution ; sa logique passionnée l'entraîne ensuite vers des positions de plus en plus avancées. Paradoxe de voir en 1849 le suffrage universel désavouer ce grand bourgeois devenu trop attaché à la République.

Longtemps dans l'opposition, c'est naturellement dans les périodes tourmentées de 1830 et de 1848 que Pierre Marchal et Léopold Turck vont pouvoir exprimer leur attachement à une République toujours espérée mais dont l'avènement semble régulièrement repoussé. En 1848, à l'heure où Ledru-Rollin, ministre de l'intérieur, fait de Turck le commissaire du gouvernement du département des Vosges, à l'heure où il est élu représentant du peuple, on assiste à Nancy au triomphe du républicain Pierre Marchal. Après s'être emparé du télégraphe à Paris, ce qui lui conféra une once supplémentaire de popularité, il devient maire de Nancy. La démocratie annoncée va cependant s'abîmer dans l'aventure du Second Empire.

La Maçonnerie ne supporte pas la paresse de l'esprit. Le modérantisme politique qui caractérise alors la plupart des notables qui composent la Loge s'accorde bien à leur absence du souci d'élucider nos symboles, pour annoncer une déroute : elle ne laisse subsister en Lorraine après l'instauration du régime de Louis Napoléon Bonaparte que la toute jeune Loge Travail et Liberté et Saint-Jean de Jérusalem qui la recueillera 13 ans plus tard.

Dès décembre 1848 et l'élection du Prince-Président, Turck et Marchal vont s'opposer avec vigueur au nouveau régime. L'heure n'est manifestement plus à la docilité, et pendant que Victor Hugo de son rocher vilipende le régime, l'hostilité ouverte de la Loge de Nancy à Badinguet lui vaut une fermeture administrative de quelques mois en 1855.

La complicité de l'Eglise avec le régime impérial va, quant à elle, définitivement ancrer la Loge dans un anticléricalisme sans faille. Les convictions chrétiennes sociales et socialistes de Turck tout comme les convictions déistes de Pierre Marchal ne sont pas mises en balance avec leur volonté farouche de voir triompher la république. C'est par ailleurs l'une des spécificités de la Maçonnerie de faire d'hommes d'horizons politique ou philosophique différents des compagnons de route. C'est pourquoi après 1864, la publication du triste Syllabus et le déchaînement du Vatican contre la Franc-Maçonnerie, ils vont agir sur les deux fronts. En 1865, Turck prononce un discours lors de la Tenue d'obligation du samedi 7 octobre intitulé "Contre le clergé". Mais le fils de Pierre Marchal, Eugène Marchal, Frère de la Loge de Nancy lui aussi, libre penseur déiste, anticlérical, n'en mènera pas moins au sein du Grand Orient de France la lutte pour le maintien de la référence à Dieu et à l'immortalité de l'âme. Edmont About, initié en 1862 par la Loge de Nancy, romancier, publiciste, polémiste à la plume acérée, homme politique et académicien, viendra par ailleurs les épauler en publiant un feuilleton intitulé Les francs maçons excommuniés.

Tout renaît après 1860 et c'est sans doute dû à la poussée, dans la société et dans les Loges où elle se répercute, d'un parti républicain qui va l'emporter. Cette renaissance dépendra aussi de la reviviscence naturelle de deux tendances qui avaient entretenu à la fin du XVIIIe siècle, un peu en marge, ou en surplomb de la révolution politique, un véritable débat maçonnique. L'esprit des Lumières est caractérisé en Maçonnerie par la conversion humaniste et rationnelle des grands thèmes séphirotiques Sagesse, Force et Beauté. Mais il ne faut pas négliger une Maçonnerie messine templière et occultiste que Beyerlé, par exemple, Vénérable de l'Auguste Fidélité à l'Orient de Nancy, président de la Grande Loge Ecossaise, représente, avec d'autres, qui ne se situent pas en Lorraine - Willermoz ou Joseph de Maistre - une maçonnerie mystique, essentiellement symboliste et ritualiste, qui trouvera plus tard un écho dans des courants rosicruciens.

La Maçonnerie de cette fin de siècle héritera à la fois des Lumières et du romantisme. Elle marie le rationalisme et la réaction symboliste, le matérialisme de Vacca ou de Bernardin et la présence de Frères comme Gouttière Vernolle dans la Société d'études psychiques de Nancy, ou tournent les tables.

Malgré l'assouplissement du régime après 1860, l'Empire ne trouve pas grâce aux yeux des maçons nancéiens. Avec 1870 et le goût amer de la défaite, la Loge prend alors des positions nettement revanchardes tout autant qu'hostiles au régime de l'Ordre moral. Renaît alors l'espoir républicain. On sait assez ce qu'il faudra de patience et d'abnégation pour y parvenir mais aussi ce que l'on doit en l'espèce à la fameuse querelle des drapeaux. Blanc ou tricolore ?

L'épisode boulangiste viendra un temps brouiller les cartes, les maçons nancéiens n'échappant pas aux errements dont sera victime l'obédience elle-même.

Le Frère Gouttière Vernolle, homme de lettres, directeur notamment de la Lorraine Artiste, nouera une alliance inattendue avec Barrès et Gabriel et le paiera d'une traversée du désert pendant quelques années. On ne le retrouvera pas moins à la tête de la Loge en 1898.

Le dernier quart du siècle est sans aucun doute celui de l'apogée de l'influence maçonnique dans la vie de la Cité ducale. Le conseil municipal est largement maçonnisé au point qu'on n'imagine même pas qu'un Frère puisse présider la Loge sans en être membre. Le Frère Emile Adam est maire de Nancy, Papelier et Chapuis sont régulièrement élus à l'Assemblée.

L'affaire Dreyfus va bousculer ce bel ordonnancement. Après les secousses de l'affaire Forest où un candidat juif voit sa candidature repoussée, Saint-Jean de Jérusalem s'engage avec Charles Bernardin et le jeune avocat Jean Grillon dans le combat en faveur de l'exilé du rocher du diable. Ils seront, à Nancy, parmi les premiers signataires avec Emile Gallé d'une pétition en faveur du condamné.

Nancy, comme nombre de grandes villes bascule à droite en 1900. S'ouvre alors devant les maçons nancéiens une ère de combat pour la laïcisation des institutions et la défense des idées républicaines.