La lumière maçonnique en Lorraine ... - Page 2

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Les déchirements de la Révolution et la gloire de l'Empire

Nous sommes là en présence d'une Maçonnerie essentiellement philanthropique. Les institutions assurant la charité sous l'Ancien Régime, ces œuvres fortement teintées d'esprit chrétien, vont s'effondrer sous les coups de boutoir de la Révolution, laissant ainsi un vide qui sera comblé en partie par les Loges. On substituera alors à la notion de charité dirigée vers Dieu celle de bienfaisance dirigée vers l'homme pour aboutir à celle de solidarité qui sera incarnée plus tard notamment par le Frère Léon Bourgeois, fondateur du solidarisme.

La Maçonnerie est donc à cette époque un espace de convivialité où se croisent savants, hommes de lettres, avocats au parlement, tous essentiellement préoccupés de philanthropie. Chaque Tenue est l'occasion de voter des "médailles", soit des subsides, pour secourir les indigents. En 1801, on organise "une souscription pour distribuer du pain et du bois aux nécessiteux", vaste opération à l'occasion de cet hiver particulièrement rude. On fait, en outre, délivrer du bois aux femmes en couches dans l'indigence. Mais c'est surtout à partir de 1802 que la loge Saint-Jean de Jérusalem va s'illustrer dans ce domaine en organisant des distributions alimentaires, les "soupes économiques" appelées également "soupes à la Rumpfort". "Tel fut le point de départ, écrit Eugène Marchal dans son opuscule historique sur la Loge, des secours alimentaires qui sont aujourd'hui du domaine de la charité profane ; mais toujours est-il que le mérite des premiers essais tentés dans ce genre revient à la Maçonnerie, à la Loge de Nancy". On crée alors un établissement, "La Société philanthropique des Francs-maçons" à laquelle on prête 360 francs pour commencer les travaux. La Loge s'associe dans ce projet avec les Dames de charité de Saint-Epvre. Il ne s'agit pas de religieuses mais de femmes regroupées au sein d'institutions caritatives. Le préfet y apporte son concours par une souscription personnelle de 120 soupes par mois. La ville souscrit pour 12 soupes par jour. L'évêque lui-même figure au nombre des souscripteurs.

En 1803, 882 fagots sont distribués. 224 livres sont consacrées à l'administration de ces "soupes économiques" à l'intention des indigents de la ville. On en distribue 2500 gratuitement en février/mars de l'an XI pour une dépense totale de 258 livres. Les membres de la Loge souscrivent pour 481 livres. 15673 soupes sont ainsi distribuées entre février/mars et juillet/août 1803. 4110 le sont en 1804.

Ce n'est pas un hasard si l'on retrouve des Frères de la Loge créant avec Henri Grégoire une société de bienfaisance. Il n'en fallut pas plus à certains pour annexer le curé d'Emberménil à la Maçonnerie, ce qui est loin d'être attesté.

Le fameux abbé Barruel fera croire pendant des décennies que la Franc-maçonnerie est à l'origine de la Révolution française. Or les loges ne sont à ce moment ni anticatholiques ni anticléricales ni républicaines.

Les historiens de la Maçonnerie ont fait litière de la thèse de Barruel. L'exemple de la Loge de Nancy est à cet égard évocateur. Elle est composée essentiellement d'aristocrates plus volontiers portés à la bienfaisance qu'à l'action révolutionnaire.

Ce qui est vrai, en Lorraine comme ailleurs, c'est que des personnalités maçonniques vont incarner l'esprit du temps des Lumières, le sens des événements. Il n'est pas indifférent que Choderlos de Laclos, l'auteur des Liaisons dangereuses, dont la vie se passe d'abord de garnison en garnison ait été initié au cours de l'une d'elles, en 1763 à Toul, dans une Loge militaire dont il devient le Vénérable. Il est probable que le légendaire maçonnique ait marqué les planches de Jean Charles Pellerin, le créateur des images d'Epinal, membre des Loges La Parfaite Union puis La Parfaite Amitié à l'Orient d'Epinal.

François de Neufchâteau fut un personnage bien plus considérable. Le vieil académicien dont le jeune Victor Hugo sollicite l'appui eut une vie pleine de péripéties. Après des tribulations entre les Vosges, Paris et Saint-Domingue, il sera porté par les événements et une nature prudente, jusqu'aux sommets de l'Etat. Comte d'Empire, enfin, il retournera après les Cents-Jours à ses travaux agronomiques et poétiques. On peut choisir de faire un sort à cet arriviste qui fut un grand politique, créa les archives, les bibliothèques municipales, le musée du Louvre et lança le projet des lycées et collèges. Qui dit mieux ? Les Frères Joseph Mique, maire de Nancy, puis préfet de la Meurthe, Poulain de Grandpré, procureur général puis député thermidorien, rallié au Consulat, Merlin de Thionville, représentant aux armées, député à la Convention et aux Cinq-Cents, firent aussi de belles carrières au service de l'Etat.

Si la Révolution n'a pas été faite par les "arrière-loges", certains Frères se sont engagés dans la lutte révolutionnaire. Ce fut le cas notamment de Claude Mallarmé, avocat et homme politique initié à Saint-Jean de Jérusalem à Nancy qui fit carrière sous la Révolution et l'Empire ; procureur-syndic du district de Nancy, maire de Nancy en l'an III, député aux Cinq cents en l'an IV, tribun en l'an VIII, il est préfet de la Vienne en 1807 et de l'Indre en 1815.

Le 11 mai 1788, le frère Maud'huy de la Loge Saint-Louis Saint-Philippe de la Gloire, en visite à Saint-Jean de Jérusalem avait dit "que le système d'un nouvel ordre de choses à l'exécution duquel on a commencé par un appareil effrayant, a répandu l'alarme parmi les différentes classes de la société civile ; qu'on le reconnaît assez par la consternation publique, la cessation des fonctions dans tous les tribunaux et dans la chose la plus importante : l'administration de la justice…" Il s'agit des prémisses de la grande Révolution. Bien étrange façon d'en saluer l'avènement !

Puis le 9 août 1789, on avait pu lire : "Sur une motion faite par le frère Denizot, on a célébré un vivat en réjouissance des nouvelles heureuses que nous avons reçues hier de Paris et en faveur des braves Français qui les ont préparées". Il s'agit ici clairement d'une allusion à la nuit du 4 août, espoir de voir enfin la Révolution marquer le pas, sans doute aussi celui caressé par les Frères de la Loge.


Bien des maçons de talent, en Lorraine assumeront les déchirements de la Révolution et la gloire de l'Empire. Il s'en fallut de peu que l'enchaînement ne se fit pas. C'était en 1804. Il est minuit quand la Grand Loge Générale Ecossaise créée un mois plus tôt, frappe à la porte du Temple du Grand Orient alors que celui-ci siège encore. Je cite : "Le Grand Vénérable a fait former la Voûte d'acier et députer neuf lumières au devant des Respectables Frères qui venaient s'unir au point central de la Maçonnerie". Comme l'avait - finalement ! - souhaité Napoléon, la Maçonnerie réunie allait servir ce qu'on a appelé la Révolution couronnée. Avant de susciter et de consolider la République beaucoup plus tard, sans le mince événement de 1804, la Maçonnerie n'eût pas participé à l'Age d'Or Impérial. La Lorraine héroïque des Maréchaux ne se serait pas reconnue en elle. Elle n'eût vraisemblablement jamais compté dans ses rangs, les maréchaux et généraux de légende, Oudinot ou Mouton, Dalhmann ou Molitor et Ney, "le brave des braves", ou Hugo, le père du poète.

Dans la seule Loge Saint-Jean de Jérusalem de Nancy, on initia le 20 septembre 1801 Michel Ney, né à Sarrelouis en 1769, futur duc d'Elchingen, futur prince de la Moskowa, futur maréchal d'Empire, alors qu'il n'est encore que général de division mais aussi, à la même époque, deux autres généraux, Jean Baptiste Jacopin et Jean Hardy.