1809 : La loge Travail et Liberté
à l'Orient de Nancy

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La première question que l’on se pose habituellement quand on s’intéresse à l’histoire de la création d’une Loge est celle de savoir quelles raisons ont bien pu pousser des Frères dans une telle aventure (1). Nous allons tenter ici d'y répondre. S'agissant de la Loge Travail et Liberté à l'Orient de Nancy, nous en étions réduits à de simples conjectures. La découverte du livre d'architecture de l'Atelier il y a quelques années nous permet cependant aujourd'hui de serrer de plus près les raisons et motivations des Frères fondateurs. C'est à cette tâche que nous allons nous livrer en nous attachant à en resituer les circonstances dans leur contexte historique.

En 1849 le Grand Orient de France décide d’ériger au rang de principes dans sa Constitution l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. En 1864, le Saint-siège se livre à une attaque venimeuse contre la Maçonnerie, réitérant les condamnations qui frappaient depuis 1738 les adeptes de l'Art royal. Il publie en outre un document d’une affligeante bêtise qui passera à la postérité sous le nom de Syllabus. Ce texte contient un ensemble de condamnations des "erreurs du temps". Il va soulever, à la suite de la bulle pontificale qui elle-même qualifie la Maçonnerie de "synagogue de Satan", un tollé général, pas seulement chez les maçons mais dans le pays en général et même dans certains milieux catholiques. Les réactions d'indignation des Loges sont nombreuses. J’en citerai une qui nous intéresse ici particulièrement : le "Discours contre le clergé" prononcé par le Frère Turck en 1865 lors d’une fête de la Loge Saint-Jean de Jérusalem. En quoi nous intéresse-t-il ici particulièrement ? Il confirme certes l’anticléricalisme de la Loge. On sait en outre que Eugène Marchal, l’un de ses anciens Vénérables, est lui-même très anticlérical, mais on sait aussi qu’il est déiste, et même libre penseur déiste ce qui n’est jamais en soi qu’une apparente contradiction. C’est pourtant pour cette raison précisément que Marchal va mener le combat au sein du Grand Orient de France – il est alors Conseiller de l’Ordre - pour s’opposer à la tendance rationaliste majoritaire bien décidée à supprimer la référence à Dieu et à l’immortalité de l’âme.

La Loge à naître dans ses relations avec Saint-Jean de Jérusalem

Dès 1865, Marchal va mener ce combat dans lequel il va entraîner la majorité des Frères de la Loge Saint-Jean de Jérusalem. On imagine cependant que certaines oppositions vont se manifester en son sein, et c’est précisément sur ce point qu'il convient de porter notre attention. Eugène Marchal jouit dans cet Atelier d’une évidente notoriété et d’une grande popularité. C’est un Frère très respecté et écouté. Il est difficile cependant d’imaginer que tous les Frères vont accepter la position déiste qu’il affirme et qui est peu conforme à l’esprit qui anime alors la majorité des francs-maçons. Or ceux qui vont s’engager dans la création de la Loge Travail et Liberté sont, pour l’essentiel, des Frères de cette même Loge Saint-Jean de Jérusalem, alors seule en activité à l’Orient de Nancy. Il y a incontestablement là une première pomme de discorde. Au congrès des Loges de l’Est qui se tient en 1869 à Metz une proposition est formulée, celle de “supprimer dans la Maçonnerie de toute déclaration et de toute formule comme, par exemple “existence de dieu” et “immortalité de l’âme”. Il n'est pas sûr que les représentants de l’Atelier nancéien se soient opposés aux résolutions alors adoptées, toutes plus rationalistes les unes que les autres, toutes plus favorables les unes que les autres à la révision constitutionnelle.

On verra plus loin que le débat autour du Grand Architecte de l’Univers n’est pas le seul sujet de dispute ; il existe en effet des dissensions de caractère plus politique. Les tensions vont donc s’exacerber et créer un climat d’affrontement au point qu’il apparaît en 1869 que la seule solution consisterait à se séparer, au moins momentanément, mais avec en toile de fond l’idée d’une possible réunification. C’est ce qui ressort des documents sur lesquels nous avons travaillé. Le Grand Orient de France avait par ailleurs chargé la Loge Saint-Jean de Jérusalem d’effectuer une enquête sur l’Atelier demandeur et elle n’avait pas hésité à rendre en l'espèce un avis favorable. C’est précisément pour ces raisons que nous hésiterons à qualifier, comme d’autres n’ont pas hésité à le faire, la création de ce nouvel Atelier de véritable scission.

D’autres éléments nous incitent à soutenir cette thèse. Les Frères fondateurs, qui sont membres de la Loge Saint-Jean de Jérusalem, sollicitent le Frère Marchal, l'un de ses plus éminents membres, par ailleurs conseiller de l'Ordre, pour procéder à l'installation de la Loge. Ce dernier accepte volontiers. Il sait pourtant que les Frères qui s’éloignent de l'Atelier ne partagent pas les positions dont il s’est fait le héraut.

Le jour de l'installation est fixé au 21 novembre 1869. Eugène Marchal est accueilli par le Vénérable Maître, le Frère Tisserand. Le Tracé précise que ce dernier le remercie dans les termes les plus chaleureux pour les marques de sympathie qu'il n'a cessé de lui témoigner en voulant bien accepter le mandat de présider à l'installation de la Loge. L'Atelier décide que, pour lui témoigner sa reconnaissance, il lui sera adressé régulièrement les planches de convocation. Le Frère Marchal, dans un brillant morceau d'architecture, se livrera alors à la présentation d’une histoire de la Franc-Maçonnerie.

On apprend par ailleurs que le Vénérable Maître La Flize n’est pas invité à cette cérémonie. Cette décision a cependant été prise en plein accord avec l’intéressé. La brouille est certes sérieuse mais on est entre Frères et l’on se comporte comme tel.

Voilà donc ces informations qui nous permettent de mieux comprendre les conditions et raisons d’une séparation qui apparaît moins comme une "scission" que comme un "divorce par consentement mutuel" réalisé par des Frères intelligents et soucieux de préserver la fraternité malgré les difficultés rencontrées. Il y a bel et bien un accord sur la nécessité, au moins momentanée, de se séparer, mais sans drame.