L'affaire DREYFUS et la Maçonnerie Nancéienne - Page 4

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"L’Affaire" à Nancy

Que se passe-t-il alors en notre Cité ? La ville est le théâtre de manifestations nombreuses d’hostilité à Dreyfus, notamment de la part des étudiants. Des bagarres se déchaînent et, là comme ailleurs, chacun choisit son camp. La droite et les catholiques s’agitent aux cris de "Vive l'armée, A bas les juifs !". On appelle au boycott des boutiques juives et des commerçants francs-maçons (15). Dans l’autre camp, le poète André Spire s’enflamme pour Dreyfus. Emile Gallé, qui n’avait pas besoin de cela pour asseoir sa notoriété, va également s’engager aux côtés de quelques personnalités locales, et notamment dans la création de la Ligue des droits de l’homme (16). Le journal Pour la République nous dresse la liste de la première cohorte : "Ceux qui furent les premiers à résister à ce courant sont au nombre de douze : Emile Gallé, maître verrier, Parizet, professeur à la faculté de médecine, Paul Adam, homme de lettres à Nancy, Léon Tonnelier, homme de lettres à Nancy, Charles Bernardin, ancien notaire à Epinal, aujourd'hui juge de paix à Pont à Mousson, Jean Grillon, aujourd'hui député de Nancy, Arnaud, plâtrier à Toul, Paul Gaucler, agrégé de l'université, Georges Bellais, ancien sous-officier, Henri Perrin, étudiant en droit à Nancy, Charles Keller, ingénieur civil, Jacquemin, directeur honoraire de l'Ecole Supérieure de Nancy... et c'est tout ! Eux seuls, au moment où la conscience lorraine était volontairement obstruée par les charlatans du patriotisme, virent clair dans le jeu de leurs adversaires" (17).

On trouve là, naturellement, Charles Bernardin, membre de la Loge, et Jean Grillon, étudiant en droit, futur député radical de Nancy, qui sera initié en mai 1899 à l’âge de vingt-quatre ans. Certes, dans la Franc-Maçonnerie comme ailleurs, les avis divergent. Rares cependant sont ceux qui vont s’égarer. Le député radical de Toul, Chapuis, est franc-maçon, il n’est pas dreyfusard. C’est un patriote. De là à le représenter comme un "antidreyfusard jusqu’aux moelles" (18), il y a un pas que seul le Petit Antijuif de l’Est peut franchir aussi allègrement. Mais, dans son ensemble, elle ne s’est pas trompée de camp. Là encore, les feuilles catholiques en attestent, ainsi le Bulletin de l’Union Catholique de Nancy, tirant le bilan des élections municipales de 1900, nous dit-il : "Ceci, dit, de quoi se composait l'ancien conseil ? D'une douzaine de nos amis, ou à peu près, et le reste, le grand nombre, à commencer par les grands chefs, était un ramassis de francs-maçons et de dreyfusards !... Notre devoir, à nous, vrais patriotes, est de saper par la base le Temple de la maçonnerie ; détruisons-le de toutes nos forces..... Plus de sectaires comme les Le Monnier, les Demonet, grands tabliers, plus de dreyfusards comme les Grillon et les Krug - nous en passons et des meilleurs - " (19).

C’est sous l’égide de Bernardin que la Loge s’engagera pleinement et notamment dans la défense de Zola. Après le décès de ce dernier, La Croix de Nancy, dont l’antimaçonnisme est le fond de commerce, ne manquera pas de le souligner : "... un journaliste parisien publie une liste de souscriptions recueillies en l'honneur de Zola ; nous y lisons : souscriptions envoyées par la Loge Souverain Chapitre de Nancy : le Conseil philosophique, 25 francs ; la Loge Saint-Jean de Jérusalem, 25 francs, souscription des membres de la Loge, 75 francs" (20). La droite et ses séides ne se méprendront pas sur le rôle essentiel joué par le Frère Charles Bernardin dans ce mouvement et en feront leur cible privilégiée. En 1903, le Petit Antijuif de l’Est le soulignera. Rapportant l'enlèvement par Bernardin du crucifix de la salle d'audience de la Justice de Paix située dans l'hôtel de ville de Pont-à-Mousson, il nous dit : "En dernière heure, on nous apprend que le sieur Bernardin a le dessein de remplacer le Christ enlevé du prétoire par diverses ordures : portrait de Dreyfus, de Zola, ..." (21). En décembre, la même feuille rappelle que "...la reprise de l'affaire a été décidée dans les Loges. C'est un point acquis à l'histoire dont se vantent les maçons. Le Frère 33è Berdindin (alias T'en-as-un Pied !) a hululé au convent de 1900 : - La condamnation de Dreyfus est un crime judiciaire -. De la part d'un magistrat, cela dénote un rare et étrange respect pour la Justice de son pays..." (22)

L'affaire Dreyfus aura, plus qu’on ne l’a dit, profondément divisé le camp républicain. Il est vrai cependant que sous ce vocable, on retrouve des hommes de toutes tendances, les futurs radicaux socialistes, les socialistes, mais aussi les républicains opportunistes dans la mouvance d’un Méline. Goulette, directeur de l'Est Républicain choisira le camp de la défense de l'armée, faisant ici cause commune avec des catholiques de tous poils, des nationalistes et des antisémites, que l'Est comprend même si, certes, il ne s'y associe pas directement. Mais l'affaire Dreyfus a eu aussi pour effet de purger l'antisémitisme plus ou moins latent qui s’exprimait dans la gauche, voire dans la Maçonnerie (23) . Soulignons cependant que l'antisémitisme était condamné depuis longtemps déjà dans les Loges. Au Congrès des Loges de l'Est en 1869, parmi les débats, citons les critiques de Jean Macé (24), membre d'honneur de la Loge Saint-Jean de Jérusalem, sur les Loges allemandes qui refusent d'initier des israélites et "L'appel est lancé aux Frères d'Outre Rhin pour leur demander, au nom de la tolérance, l'abolition du préjugé racial, contraire aux principes maçonniques..." L'antisémitisme est en effet totalement incompatible avec l'esprit maçonnique.

Finalement, les grands noms de la gauche et de la Maçonnerie ont légué aux générations futures un exemple qu’elles ne sont pas prêtes à oublier, et ce n’est pas un hasard si ce sont Jaurès et Combes qui prirent l'initiative de la révision du procès en 1903.

Enfin les francs-maçons, comme les autres et particulièrement les curés, avaient tous acquis la conviction avec l’affaire Dreyfus que la question du journal était primordiale. C'est ce qui explique qu’elle tienne une place aussi importante à Saint-Jean de Jérusalem. C’est ainsi qu’on va assister, dans l’explosion des journaux de toutes tendances, à la naissance du journal Pour la République.