L'affaire DELSOL et le séparatisme - Page 5

Grillon y trouve notamment un passage sur la Marseillaise, qualifiée en la circonstance de "chant de cannibales". On n'oublie pas qu'elle était passée à la trappe quelques années plus tôt sous le régime de l'Ordre moral, et que la République l'avait tirée de son tombeau.

Les nationalistes de la Patrie Française, nous apprend Grillon, ont fait placarder une affiche proclamant que Delsor est "un bon français" (16), alors que Grillon nous montre à l'appui de plusieurs discours que Delsor à diverses reprises s'est défendu d'être protestataire en territoire français (ce qui signifie ici en Alsace-Lorraine). Il n'est donc pas question pour Grillon de laisser présenter Delsor comme un ardent et obstiné protestataire par la presse nationaliste et cléricale (17).

Il démontre dans cette brochure avec une certaine rigueur, que "c'est purement et simplement dans un but de querelle ministérielle et pour essayer de renverser le Gouvernement de monsieur Combes que les partisans de l'abbé Delsor, ont pris texte des mots - sujet allemand - insérés dans le décret d'expulsion incriminé". C'était, selon eux, la preuve que le gouvernement approuvait ainsi le traité de Francfort (18). Grillon s'explique sur les termes de sujet allemand en les comparant au concept de citoyen. Selon lui, un sujet est tenu, malgré sa volonté, à obéir et à exécuter des ordres. Le mot citoyen, en revanche, exprime une idée de liberté. En qualifiant Delsor de sujet allemand, on rend compte de cette situation. "Vous voyez donc, ajoute-t-il plus loin, que l'incident de Lunéville n'a point constitué un véritable incident de patriotisme, mais purement et simplement un incident de la vie politique, sans base nationale. Il était indigne d'émouvoir les cœurs vraiment français".

L'ensemble de ces arguments, porté à la connaissance du public par la diffusion de la brochure a probablement fait mouche. L'affaire Delsor tourne mal pour ceux qui en ont fait une exploitation politique. Alors on change de discours : On fait un affront à la Lorraine... à l'Alsace... En effet, le Petit Antijuif de l'Est (19), habituellement vindicatif, venimeux et sans concession, va publier un papier dont la nature peut surprendre : "Nos murs sont couverts d'affiches pour ou contre l'abbé Delsor. A mon avis, c'est déplacer la question que la circonscrire et la ramener à une seule personnalité. Peu importe que l'abbé Delsor ait dit ou écrit dans un moment de lassitude ou de colère, des paroles malencontreuses..." On se défend de faire du séparatisme - les paroles de Delsor à ce sujet ont été malheureuses..., les gens ont mal compris... il n'est en fait question que de régionalisme... "Nous sommes Lorrains, oui ! Mais nous sommes français aussi..., ajoute la feuille antisémite, le problème c'est qu'en Lorraine, la population n'est pas d'accord avec votre politique antireligieuse, votre Libre-Pensée... Vous nous avez fait un sanglant affront en nous accusant gratuitement de séparatisme..." (20) On le voit, Le Petit Antijuif de l'Est fait profil bas. Cela n'est manifestement pas dans ses habitudes.

Grillon termine d'ailleurs sa brochure en disant : "Nous souhaitons que nos frères d'Alsace-Lorraine lisent cette brochure. Nous souhaitons également qu'ils sachent que nul français, digne de ce nom, ne les oublie. Mais qu'ils sachent aussi qu'il est des français qui, rien que par passion politique, font un usage malfaisant du sentiment national et ravivent inutilement l'état de choses créé par le traité de Francfort pour employer l'expression de l'abbé Delsor... On en parlera alors utilement (de ce traité) pour la Patrie, pour la grandeur et la joie de la France qui conserve l'amour de ses Provinces arrachées. On parlera alors utilement pour la grandeur et la joie renaissantes des Alsaciens-Lorrains demeurés nos frères. Mais, en discourir et en conférencier, à propos de l'affaire Delsor, dans un but politique et électoral, pour mener le combat contre un ministère : c'est un sacrilège. Je supplie qu'on ne mette pas l'Alsace et la Lorraine au service de nos luttes politiques. Je supplie qu'on ne souille pas de façon infamante le voile de deuil qui couvre encore le traité de Francfort. Je supplie qu'on ne commette pas le crime de lèse-Patrie".

On commettrait une bien lourde erreur en faisant de l'affaire Delsor un simple incident aux marches de la République. Certes, la Maçonnerie nancéienne y pris toute sa part et en fut même à l'origine. Cette affaire eut par ailleurs un retentissement national. En témoignent les nombreuses caricatures que nous avons retrouvées sur l'affaire et notamment celles publiées par la Lanterne. Mais cette affaire appelle de notre part un autre commentaire : l'image classique présentant une Alsacienne en costume traditionnel, les yeux humides et rivés sur la Ligne bleue des Vosges est bel et bien une image d'Epinal. Les événements rapportés ici se passent dans une Alsace annexée au Reich allemand depuis plus de trente ans. Nombre d'Alsaciens sont nés en Alsace allemande ; certains n'ont connu que l'école allemande et ne parlent pas le français. C'est ce qui explique qu'en ce début de XXe siècle la revendication clairement affichée en Alsace-Moselle soit non pas, comme on voudrait le faire croire aujourd'hui encore, le retour à la mère-patrie, mais bien la reconnaissance de l'Alsace au rang de Land à l'égal des autres Länder allemands, les Alsaciens n'acceptant plus le statut de Reichsland qui prévalait encore. Nous aurons l'occasion d'y revenir ultérieurement.


Allusion à l'affaire Delsor