Les inventaires en
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Madeleine Rebérioux nous dit que la carte des violences aux inventaires ne recouvre ni la carte de l'implantation à droite, ni de la France catholique, mais celle d'un certain catholicisme... (Celui, pensons-nous, de Turinaz) celui de la vieille contre-révolution catholique qui entend lutter contre toutes les forces du mal et de la Maçonnerie". Elle parle des paysans des zones reculées, des paysans de la montagne... On le voit, en Meurthe-et-Moselle, le milieu rural n'oppose aux opérations d'inventaire qu'une résistance symbolique, quand bien même il se manifeste, ce qui n'est pas toujours le cas. A Nancy, c'est plutôt l'implantation de la droite réactionnaire et nationaliste qui permet de comprendre la nature et la violence des troubles. Ils ne se limiteront pas à la cathédrale mais s'étendront à nombre d'églises de la localité. Les cartes postales de l'époque nous en ont gardé un vivant témoignage.

C'est alors que va se produire l'événement le plus dramatique des opérations d'inventaires en Lorraine : l'assassinat par un ecclésiastique, l'abbé Claude, d'un jeune ouvrier à Saint Nicolas de Port qu'un article de presse résume sommairement ainsi : "A Saint-Nicolas, un prêtre menacé par une bande de voyous, armés de fourche, de surins et de casse-têtes, fait feu ! On l'arrête, et pour longtemps encore il sera le pensionnaire de l'hôtel Charles III". Quant à l'Est Républicain, il nous dit le 21 mars : "Monsieur Sarrien, président du Conseil, a donné au Conseil lecture des rapports qu'il a reçu de l'incident tragique de Saint Nicolas de Port. Ce rapport dit que deux vicaires ont tiré sur la foule, blessant mortellement un ouvrier et que l'instruction judiciaire se poursuit..."

Il s'agit d'un ouvrier de 21 ans, mineur à Varangéville. Le coup a été tiré par l'abbé Claude. Dans l'après midi du lundi, Schoumacker est mort à l'hospice de Saint Nicolas si l'on en croit l'Est républicain. Dans le même journal du mercredi 21 mars, il n'est pas encore décédé, le vendredi 23, il est toujours vivant, le samedi 24, il répond facilement à la police. Il décédera quelques jours plus tard.

L'appartenance de Schoumacker à la Libre Pensée constitue tout un symbole pour les anticléricaux du journal Pour la République qui titre le 27 mai 1906 : "La calotte devant la justice. Le meurtre de Schoumacker". "La semaine dernière ont comparu devant la Cour d'assises de Meurthe-et-Moselle les abbés Claude et Lacour, vicaires à Saint-Nicolas. On connaît les faits ; on sait aussi que le jury, composé en majeure partie de cléricaux..." L'assertion du journal est vraisemblablement fondée. En effet, quand on examine les minutes du procès, on se rend compte que la victime a été abattue d'une balle dans le dos par un abbé qui n'était pas, au moment des faits, en état de légitime défense. Il n'en sera pas moins acquitté !

Cette affaire, on s'en doute, va constituer un bon prétexte à un nouveau conflit entre l'Eglise et la Franc-Maçonnerie. C'est toujours le journal qui donne le ton dans sa livraison du 10 juin 1906, avec un titre provocateur : "Turinaz et les Fiches"(9). Dans une information également reproduite par l'Est républicain, la Croix invite tous les catholiques qui auraient des affiches intitulées La Révolte Noire à les faire parvenir à l'évêché. "Que peut bien vouloir faire Turinaz de ces illustrations ? Veut-il en tapisser les salons de réception ou en faire cadeau à ses prêtres pour en orner les églises ? Nous ne le pensons pas. Nous soupçonnons plutôt l'homme violet de quelque noir dessein. Mais le fait n'en existe pas moins. Turinaz est en train de dresser des fiches contre nous". On imagine sans peine que le journal a compris l'utilisation qu'en veut faire Turinaz. Il va en effet s'engager dans un procès, qu'il perdra d'ailleurs. Le 08 juillet 1906, Pour la République nous apprend que Turinaz le cite devant le tribunal correctionnel. Labatut s'explique avec son humour habituel :

"L'évêque feint de croire que j'ai dit dans cette affiche que c'est lui qui a armé le bras du vicaire Claude, de Saint-Nicolas. Malgré le Saint-Esprit qui l'éclaire, Turinaz n'a pas compris, en effet, le sens véritable que j'ai donné à mon commentaire. J'ai dit seulement ceci : que c'est en créant de l'agitation dans le pays, soit avant, soit pendant les inventaires, que c'est en prononçant des diatribes enflammées contre les Francs-Maçons et les Libres-Penseurs que Turinaz, sans le vouloir peut être, a crée un état d'énervement tel qu'un conflit regrettable s'en est suivi. Cela, tous les hommes de bon sens seront d'accord avec moi pour l'affirmer. Goulette lui-même n'a-t-il pas dit que Turinaz était la principale cause des victoires républicaines que nous avons remportées ? Je n'ai donc fait qu'user de mon droit strict de journaliste en étudiant le rôle qu'avait joué Turinaz dans la genèse des événements douloureux qui se sont déroulés à Saint-Nicolas. A messieurs les juges de répondre, maintenant".

On apprendra le 22 juillet 1906 que le tribunal, considérant que Turinaz n'avait été ni injurié ni diffamé, l'a débouté de sa demande et l'a condamné aux frais du procès. Le tribunal recherche si les faits sont constitutifs d'une diffamation. Pour cela, dit-il, il faudrait que les mots exécuteurs des hautes œuvres de l'évêque de Nancy comportent l'imputation précise d'avoir donné aux vicaires l'ordre de fusiller un ouvrier... Le tribunal citant les propos du défenseur de Turinaz, lui-même évoquant les propos de Pour la République d'un numéro précédent - dans le sang d'un ouvrier fusillé par les vicaires, Turinaz s'est fait teindre une robe de Cardinal -, et encore, dans un article intitulé Le parti du crime - Il faut du sang, a dit à ses prêtres et à ses ouailles l'évêque Turinaz - nous dit que ces faits sont plus explicites que la phrase incriminée, mais que c'est seulement dans le texte incriminé et non ailleurs qu'il importe de rechercher et, s'il existe, de caractériser le délit... Y aurait-il là un clin d'œil du tribunal ? Labatut naturellement proteste contre l'allégation odieuse et ridicule selon laquelle il aurait prêté à Turinaz une telle pensée ! Mais les attendus du jugement sont suffisamment intéressants pour être rapportés :

"Attendu que ces explications concordent avec les énonciations du placard et les renseignements produits aux débats ; Attendu que l'attitude notoirement militante de l'évêque de Nancy, les commentaires irritants de la Semaine Religieuse et ses encouragements à la résistance et à la lutte autorisaient Labatut à admettre que le plaignant avait pu contribuer à enfiévrer les esprits, à surexciter les passions politiques et à créer cette atmosphère surchauffée où éclatent soudain les malheurs irréparables dont la catastrophe de Saint-Nicolas est l'un des plus douloureux exemples ; qu'en appréciant ces faits qui appartiennent au domaine politique et qui intéressent l'ordre public et en faisant usage du texte rapporté dans l'assignation, Labatut n'a pas commis de délit de diffamation ; Attendu que les expressions retenues par le plaignant ne constituent pas davantage le délit d'injures publiques, tel qu'il est défini dans l'article 29 et réprimé par l'article 38 de la loi du 29 juillet 1881; Qu'à la vérité la composition irrévérencieuse du dessin, la violence excessive du langage et l'exacerbation de la polémique impriment au placard un caractère injurieux, mais en quelque sorte impersonnellement injurieux, qu'en toute hypothèse les injures auraient été provoquées par des excès de même nature, commis dans de fréquents articles de la Semaine Religieuse , où les représentants de la loi désignés eux aussi sous la qualification de Messieurs les exécuteurs des œuvres gouvernementales, sont représentés comme des agents de spoliation et des crocheteurs se livrant aux opérations du cambriolage officiel ; Attendu que dans ces circonstances les poursuites ne sont pas suffisamment justifiées ;

Par ces motifs, déclare Turinaz mal fondé dans sa demande, l'en déboute et le condamne aux dépens de l'instance".

Ce jugement est fabuleux. Il s'appuie sur des développements juridiques incontestables, mais on a le sentiment d'un agacement de l'autorité judiciaire et d'une volonté de freiner les ardeurs de Turinaz. En outre la reprise par le tribunal des phrases de Pour la République est une façon de leur assurer une certaine publicité. Le même journal nous apprend en décembre que la Cour d'appel de Nancy reprend les mêmes conclusions que le tribunal correctionnel sur le chef de la diffamation. Elle évoque notamment la période électorale, circonstance de nature à expliquer les vivacités de plume reprochées au prévenu. Sur l'injure, les juges d'appel considèrent que les premiers juges ont admis à tort l'excuse de provocation, dans la mesure où il faut une relation directe entre la provocation et l'injure. Sur les dommages et intérêts, la Cour retient que le plaignant, c'est à dire Turinaz, prend publiquement part aux luttes des partis, qu'il s'expose ainsi volontairement à la discussion et aux polémiques ... Que dans ces circonstances il est mal fondé à blâmer chez ses adversaires un manque de mesure que ses collaborateurs et subordonnés ont eux-mêmes à se reprocher...

Labatut n'est donc condamné qu'à une peine symbolique pour injure. Dans un article qui suit la relation du procès, ce dernier rapporte que son avocat a lu "les pages signées du père Courbé, dans lesquelles il était écrit que l'on devait voter sous peine de péché, que pour bien voter il fallait se confesser la veille où le jour même, et que pour recevoir l'absolution il fallait promettre à son confesseur de voter pour le candidat bien pensant. Le tribunal eut sous les yeux l'élucubration parue le lendemain de l'acquittement des vicaires de Saint-Nicolas, toujours dans la Semaine Religieuse, où on se réjouissait et où on les félicitait... Je n'ai pas été provoqué directement par Turinaz, dit l'arrêt de la Cour. C'est vrai. Mais les républicains l'ont été, et c'est en leur nom que je me suis élevé... J'ai agi en homme libre, respectueux de la Loi et indifférent aux foudres épiscopales. Je ne regrette rien aujourd'hui..."