La loge Travail et Liberté
à l'Orient de Nancy
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Travail et Liberté, une Loge progressiste

Il y a, semble-t-il, un autre débat qui oppose les Frères entre eux dans une Loge acquise, dans sa grande majorité, à la cause républicaine. Nous disposons sur le sujet de nombreux témoignages. La plupart des Frères de Saint-Jean de Jérusalem sont de ceux qu’on appellera plus tard les opportunistes, tous de bons bourgeois nancéiens. D'autres membres de la Loge développant des idées plus radicales ont une conception de la Maçonnerie plus "militante" ce qui constitue, ici comme ailleurs, un ferment de dissension. Les thèmes abordés dans le nouvel Atelier nous apportent d'utiles renseignements à ce sujet. La création de la Loge Travail et Liberté semble donc répondre au souci d’installer à Nancy un Atelier de sensibilité plus radicale et plus progressiste. On verra néanmoins que la jeune Loge adoptent à mainte occasion les mêmes positions que la Loge mère, reprend la même thématique.

C’est vrai de l’adoption de jeunes enfants de maçons que l’on qualifie alors de "Louveteaux". Le rituel consiste en trois voyages dans lesquels les louveteaux sont couverts chacun de trois voiles sur lesquels sont inscrits les mots Misère, Ignorance, Fanatisme. Ils en sont dépouillés successivement. Il leur est ensuite donné un nom distinctif. A l'issue de l'une de ces cérémonies, coupant une brioche, le Vénérable leur dit : "Et maintenant chers enfants, accomplissez le premier acte de solidarité maçonnique". Puis il les proclame louveteaux, fils adoptifs de la Loge sous les noms de Travailleur et Sagesse. Le 28 janvier 1877, le louveteau Alphonse Schall reçoit le nom de Travail, Auguste Schall celui de Obéissance et le fils du Frère Wanverden celui de Charité. Le 21 décembre 1871, l'Atelier décide de soutenir le journal Le Progrès de l'Est qui veut former "une société dont le but est de venir en aide aux ouvriers laborieux dont les salaires sont sans rapport avec les dépenses du ménage".

On vote des "médailles", c'est-à-dire des subsides, et notamment pour les restaurant économiques, en faveur des ouvriers lyonnais sans travail, en faveur du Cercle du Travail… La Loge reçoit à l'occasion des apprentis méritants, vieille tradition de Saint-Jean de Jérusalem, comme ce 2 mars 1879, et leur accorde un livret de caisse d'épargne. Les parents de ces enfants sont reçus dans le Temple. Le Vénérable leur souhaite la bienvenue et dans un brillant morceau d'architecture, il les encourage au travail et leur recommande l'économie.

En mai 1876, la Loge, à l'occasion de l'exposition de Philadelphie et de la délégation d'ouvriers que le Grand Orient de France veut y envoyer, demande à ce que soit exprimé son regret de voir les distinctions de race et de couleur prévaloir dans les Loges en Amérique. Le Grand Orient de France propose une rectification du vœu : il demande à ce que les Loges visitées soient des Loges de couleur. "Cet exemple donné servira, dit-on ici, de protestation".

D'autres thèmes très novateurs pour l'époque qui sont familiers aux Frères nancéiens sont développés. On trouve ici notamment un soutien à la "Société pour la propagation de la crémation", à l'initiative de Jules Simon sur l'abolition de la peine de mort. Le samedi 8 mai 1880, la discussion du vœu n°XI demandant l'addition d'un paragraphe relatif au principe d'une pension par réversion suivant à l'article 285 du Règlement Général est à l'ordre du jour : "Cette pension de retraite sera réversible, dit-on, par moitié sur la tête de sa femme en cas de décès". Nous possédons le courrier envoyé par l'Atelier à la suite du vote à l'unanimité de ce vœu au Grand Orient de France en date du 15 mai 1880. "La Respectable Loge Travail et Liberté, après avoir délibéré sur le vœu n°XI, porté à l'ordre du jour de sa Tenue d'obligation du samedi 8 mai, reconnaissant qu'il est de toute justice d'assurer les moyens d'existence aux veuves de ceux qui ont aidé par leur travail quotidien, à répandre dans les mondes les idées maçonniques encore si souvent fatalement combattues, a voté, à l'unanimité, l'admission des conclusions du vœu XI".

Les conférences données en Loge attestent de la nature de ses préoccupations : le 5 juillet 1874, le Frère Frank (que l'on retrouvera plus tard sur les colonnes de Saint-Jean de Jérusalem) donne lecture d'un morceau d'architecture traitant "la théorie et l'application de l'impôt sur le capital" le 27 novembre 1876, le Frère Frank fait quant à lui une conférence sur "Mably, droits et devoirs des citoyens". Le 14 mai 1877, le Frère Hecquet dépose la brochure écrite par lui à l'occasion d'une conférence au "Cercle des travailleurs" et intitulée "Les salaires et les grèves". On retrouve bien là les sujets chers à la vieille Loge nancéienne.

C'est cependant dans un autre registre que Travail et Liberté affirme sa personnalité. Moins attiré par l'apparat, la pompe, la Loge manifeste en novembre 1871 son approbation à la proposition du Frère Badaud-Laribière visant à la suppression de la Grande Maîtrise. Lors de la Tenue suivante, elle demande à l'unanimité la suppression des Hauts Grades, celle des épreuves physiques et leur remplacement par des épreuves morales ; elle demande également qu'on abaisse l'âge limite pour être Vénérable à 25 ans. Le 26 juin 1876, le Frère Orateur demande à ce que les cordons soient dénués de broderies. "Nous devons, dit-il, rester fidèles aux traditions de simplicité dont les Frères de cette Loge se sont inspirés". On sent ici une inspiration moins bourgeoise, une aspiration à plus de sobriété, peut être en réaction à l'orientation de la Loge Saint-Jean de Jérusalem. Et si l'on se réjoui le même jour de l'initiation du profane Littré, on se garde d'évoquer celle du profane Ferry !

Les tracés des Tenues aux grades de Compagnon et de Maître que nous avons également retrouvés n'apportent rien de remarquable sur la connaissance de la Loge. Ils concernent essentiellement des Tenues d'augmentation de salaire et sont lapidaires. Voilà donc comment se présente cette deuxième Loge nancéienne. Si elle perd aujourd'hui beaucoup de son mystère, elle apparaît cependant sous un jour flatteur.