1906 : Les inventaires en Meurthe et Moselle

Pages : 1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6 - 7 - Notes

Nous avons évoqué précédemment l'affaire dite des crucifix qui opposa la Maçonnerie nancéienne à l'Eglise en 1903 et 1904. Nous abordons aujourd'hui un dossier moins spécifiquement lorrain mais qui eut, dans notre région, un retentissement assez considérable en raison de circonstances particulières dont nous allons tenter de rendre compte. Il s'agit ici des opérations d'inventaires menées en application de la loi de Séparation des églises et de l'Etat de décembre 1905. Nous verrons qu'elles prirent une dimension dramatique que ne connurent pas toutes les régions de province. Il est donc intéressant d'en rechercher les raisons. Les troubles qui ont agité Nancy et Saint Nicolas de Port ne sont pas, en effet, le fruit du hasard mais l'aboutissement d'une logique de l'affrontement. Pour comprendre les raisons profondes du heurt entre deux composantes de la société de l'époque, l'Eglise et la Franc-maçonnerie, il convient là encore de replacer cette affaire dans son contexte, celui de la guerre à outrance que se livrent les deux institutions, tout particulièrement depuis l'Encyclique Humanum Genus de Léon XIII attisant le feu antimaçonnique allumé en 1738 par Clément XII et soigneusement entretenu par l'abbé Barruel et un certain Crétino-Joly. Il est vrai d'ailleurs que si l'Eglise prit incontestablement l'initiative des hostilités, la Maçonnerie lui donna de bonnes raisons de persévérer dans son attitude vindicative par la politique de laïcisation qu'elle mena avec rigueur et constance dans le domaine de l'école.

Il s'agit là somme toute de données qui ne sont pas spécifiques à Nancy. En revanche la situation dans notre ville à la fin du siècle dernier est marquée par sa position géographique qui en fait la ville frontière, la sentinelle avancée de la France. C'est aussi, et pour les mêmes raisons, l'une des villes qui se distingua par son antidreyfusisme et constitua dès lors l'un des bastions de la réaction et de l'antisémitisme(1). La présence de deux personnages tels l'évêque Turinaz et le Franc-maçon Bernardin n'est naturellement pas indifférente : nous l'avons déjà évoquée dans notre article sur l'enlèvement des crucifix. Turinaz avait depuis longtemps fait de la Maçonnerie son principal ennemi, lui qui la considérait comme un véritable fléau social, au même rang que... l'alcoolisme, la mauvaise tenue des ménages, les mauvaises lectures,... ! A un moment où la loi de Séparation n'était encore qu'un espoir caressé par les Frères, Turinaz se lance dans la résistance. Elle lui vaudra d'ailleurs bien des déboires. Il se distingue notamment à l'occasion de la dissolution de certaines congrégations en manifestant avec une particulière ostentation son soutien aux religieux exilés, à l'occasion de la fermeture d'écoles confessionnelles, dans les protestations consécutives à l'interdiction d'enseigner visant les religieux, et participe en outre à la pétition des évêques français condamnée par Combes comme contraire aux dispositions concordataires. Remarquons cependant qu'il ne faisait là que son métier d'évêque, certes avec obstination mais non sans un certain courage. Mais il n'hésite pas à manifester ouvertement son hostilité à la loi républicaine. Il va ainsi braver l'interdiction faite à l'Eglise de recourir pour la prédication aux religieux des congrégations non autorisées. Il invite alors l'abbé Ravenez à monter en chaire à la cathédrale. Le 22 avril 1903, Combes lui fait savoir que son traitement est supprimé.

Tentons de préciser maintenant ce que recouvrent les opérations d'inventaire dont il est ici question. Jean-Marie Mayeur, spécialiste de l'histoire politique et religieuse de la France contemporaine, nous dit qu'elle était une opération logique avant la dévolution de ces biens aux associations cultuelles. Les intransigeants vont naturellement saisir toutes les occasions, tous les prétextes pour mettre le feu aux poudres. Ce sera incontestablement le cas de Mgr Turinaz. Certains disent qu'il ressort de l'analyse de la loi qu'elle était honnête et loyale, sans arrière pensée. D'autres le contestent. En tout état de cause, la réaction à cette loi, et notamment aux inventaires, est incontestablement politique et non pas essentiellement religieuse, et la réaction hostile et dure aux inventaires s'est ancrée sur une campagne souvent mensongère et haineuse.

Ajoutons que les premiers événements à Nancy se produisent avant même que le contenu de l'encyclique ne soit connu. Ils ne sont donc pas, à proprement parler, liés à elle mais plutôt le résultat des positions radicales de l'évêque de Nancy. Ajoutons encore que les événements de Nancy se produisent en milieu urbain alors qu'ailleurs c'est essentiellement le milieu rural qui s'agite. C'est en outre la seule région de l'Est qui connaisse des troubles aussi sérieux, tout particulièrement avec l'incident de Saint Nicolas de Port. La radicalisation des positions de la Libre Pensée et de celles de la Franc-Maçonnerie, dont personne n'ignore les liens, facteur d'exacerbation des tensions, la présence de Bernardin, y sont-elles pour quelque chose ?... Si l'on ajoute enfin le mélange explosif constitué par l'existence d'une droite et extrême droite agissantes à Nancy, la présence de Turinaz, le caractère militaire d'une ville constituant la frontière avec l'ennemi et les séquelles de l'antidreyfusisme, on comprend qu'il ne pouvait pas ne rien se passer à Nancy.