L'enlèvement des crucifix - Page 3

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Bernardin et l'enlèvement des crucifix

La laïcisation de l'enseignement dépassait, on l'imagine sans peine, le problème de la présence des crucifix à l'école. Il s'agissait rien moins que de libérer l'homme, en commençant par l'enfant, de l'influence des dogmes religieux. Il s'agissait d'instaurer le règne de la raison. Il s'agissait également de définir une nouvelle morale que l'école était censée enseigner. Pour cela on avait rédigé à l'intention des enfants de l'école publique des manuels d'instruction civique et morale que l'Église n'avait pas manqué de condamner comme blasphématoires et attentatoires à ses droits d'origine divine.


A Nancy, Turinaz, à l'instar de la sacrée Congrégation de l'Index, va frapper ces ouvrages d'interdits. il en dénoncera la rédaction et l'usage.

En ces temps d'affrontement avec l'Église, l'enlèvement des crucifix avait tout particulièrement valeur de symbole. Il allait, on va le voir, dépasser très largement le cadre de l'école. A Saint Jean de Jérusalem, le Frère Bernardin va prendre une initiative dont le retentissement sera considérable.

Initié en 1892 à Épinal, trésorier de la Loge, il se fait affilier en 1894 à Saint Jean de Jérusalem. Après avoir été notaire à Beine dans la Marne, puis à Épinal, il est alors présenté à son arrivée dans la Loge de Nancy comme rentier et semble vivre selon Charles Garrigues, son petit-fils, sur l'honnête fortune de sa femme. Seize mois après sa nomination de Juge de Paix, en janvier 1902, on lit dans le tracé de la tenue de la Loge Saint Jean de Jérusalem du lundi 22 juin 1903 : "l'Atelier vote des félicitations au Très Illustre Frère Bernardin pour l'énergie qu'il a déployé en laïcisant le prétoire de la justice de paix à Pont à Mousson. Une planche lui sera adressée par le Frère Secrétaire au nom de l'Atelier".


Le Frère Bernardin n'a donc pas attendu le vote de la loi sur la Séparation de l'Église et de l'État pour tirer les conséquences ultimes de la laïcisation des institutions républicaines. Il convient cependant de signaler qu'une loi antérieure votée à l'époque des lois Ferry sur l'école prévoyait déjà la suppression des emblèmes religieux dans les institutions publiques. Elle n'avait jamais été appliquée.

Lors de la Tenue du lundi 6 juillet, Bernardin confirme et signe : "Sur la proposition du Frère Bernardin, l'Atelier adopte un vœu demandant une loi pour l'enlèvement des crucifix dans les prétoires. Le délégué au convent est chargé de présenter et de défendre ce vœu. De plus, un exemplaire sera envoyé à toutes les Loges du Grand Orient afin qu'elles donnent mandat à leurs délégués pour le soutenir et le faire aboutir".

Dans les mois qui suivront, de nombreuses planches de félicitations parviendront à la Loge traduisant la large adhésion des Francs-Maçons à cette initiative. Ainsi trouve-t-on par exemple dans le tracé du 5 octobre 1903, une allusion à plusieurs planches émanant des Orients de Chelles, Ruffec, Villefranche-sur-Saône, Saint Nazaire, Gap, Clermont, Paris-Montmartre félicitant l'Atelier du vœu émis au sujet des emblèmes religieux dans les prétoires. Le 19 octobre 1903, c'est d'une planche de la Loge "L'intime fraternité" à l'Orient de Tulle qu'il s'agit, s'associant elle aussi au vœu formulé par la Loge.

Si son initiative, ainsi qu'on le voit, n'est pas passée inaperçue aux yeux des Loges, elle n'échappa pas non plus à l'attention de ses adversaires. Dans un article intitulé "Pont-à-Mousson" le Petit Antijuif de l'Est du 23 juin 1903 rapporte l'enlèvement récent par Bernardin du crucifix de la salle d'audience de la Justice de Paix située dans l'hôtel de ville de Pont-à-Mousson.

"Vingt conseillers municipaux de Pont-à-Mousson viennent d'envoyer au maire de cette ville la protestation suivante :

Les conseillers municipaux soussignés, ne prévoyant pas de séance prochaine du conseil, tiennent, dès maintenant, à protester énergiquement contre l'enlèvement du Christ qui se trouvait placé dans une salle de la mairie, dite de la Justice de paix. Ils prient monsieur le maire de bien vouloir faire remettre immédiatement le Christ à la place qu'il occupait et de ne pas tolérer qu'à l'avenir, n'importe qui s'arroge le droit de faire un changement quelconque dans le mobilier qui appartient à la ville.

Ils ne voient pas très bien pourquoi le Christ étant resté à la place d'honneur dans les prétoires de Nancy, Pont-à-Mousson laisserait prendre la triste initiative d'une mesure qui froisse la grande majorité de la population.

En dernière heure, on nous apprend que le sieur Bernardin a le dessein de remplacer le Christ enlevé du prétoire par diverses ordures : portrait de Dreyfus, de Zola, ..."

On le voit, "l'Affaire" fait encore l'objet de toutes les attentions et dessine toujours les lignes de clivage entre la droite, l'Église, toutes deux antisémites et les radicaux. L'Est Républicain n'est pas, on le sait, particulièrement favorable à Dreyfus et on assiste à Nancy à un déchaînement d'antisémitisme assez spectaculaire.

Le même journal, dans sa livraison du 12 janvier 1904, titre : "Plus de crucifix. La Cour d'assises de demain". On y lit notamment : "Dans la séance du 6 novembre, monsieur Dejeante a demandé la suppression des emblèmes religieux dans les prétoires. Le ministre de la Justice, Monsieur Vallé, ne s'y est point opposé ; il a déclaré qu'il suffirait, pour cela, d'une entente avec les ministères de la Justice et de l'Intérieur".

Suit une fiction due à la plume de Ferri de Ludre, député antisémite, où ce dernier met en scène un pauvre bougre harassé comparaissant devant un juge et s'apercevant à son grand désespoir en levant les yeux que ... le

crucifix a disparu du prétoire !!!

"... Il ne vit plus le Grand Crucifié. Le Christ n'était plus là ! Les Francs-Maçons l'avaient banni ! Au-dessus des juges faillibles, comme garantie souveraine de leurs décisions, il n'y avait plus rien."

Le 8 mars 1904, le Petit Antijuif de l'Est fait directement allusion à Charles Bernardin. Selon lui, la Lorraine est pourrie "depuis que notre vallée a été habitée par un ancien notaire qui, par ambition, s'est fait commis voyageur de la Franc-maçonnerie... La religion catholique ne se laisse pas démonter comme le crucifix des prétoires ! Médite ce vieil adage : Qui mange du curé en crève".

Pour la République ne pouvait naturellement pas en rester là. Le 24 avril 1904, il titre sur "L'enlèvement des crucifix dans les tribunaux".

"Les cléricaux font un vacarme d'enfer parce que le Garde des Sceaux débarrasse les prétoires des emblèmes religieux. Ce n'est pourtant bien là qu'une question de mobilier et si on enlève les Christs - comme on enlève les fourneaux en été - c'est pour cette unique mais excellente raison qu'il n'y a aucun motif à laisser là ces objets mobiliers"... "Quelle raison pourrait-il y avoir de laisser le Christ et pas d'autres dieux", interroge le journal qui poursuit : "Le catholicisme n'est plus, que je sache, la religion officielle des Français... Si encore on pouvait croire que le serment pour être religieux en devient décisif ! Il s'en faut qu'il en soit ainsi.... Et la preuve que le serment n'est pas un geste décisif, c'est que la loi a prévu les pénalités contre le faux témoignage. A la place où s'étalait l'inoffensif crucifix, mettez une pancarte pour rappeler que la loi est implacable aux faux témoins. Vous obtiendrez de cette inscription un effet bien plus efficace que d'un emblème religieux, croyez-moi.

D'un autre côté, le temps n'est plus où les juges attendaient leur inspiration du Saint-Esprit [...] Les juges aujourd'hui n'ont besoin que d'avoir une conscience et de connaître leurs codes et ils doivent laisser aux curés l'évangile et les bons dieux. La présence du crucifix dans les endroits où l'on rend la justice n'était que la suite inconsciente d'une tradition surannée. Nos lois sont devenues laïques...

Enlevez donc des prétoires tous les Christs et tous les bons dieux... je trouve fort naturel que chaque chose soit à sa place, et je me demande ce que le Christ avait à voir dans l'action de la justice. En l'écartant des salles d'audience on ne saurait blesser les catholiques, puisque leur Dieu est partout, en revanche on ne blessera pas les juifs qui, sans doute, avaient leurs raisons pour le crucifier.

On contentera les libres-penseurs dont je suis...

Enfin Jésus Christ y trouvera lui-même son compte quand on lui évitera le désagrément de planer avec amour au-dessus d'un magistrat Franc-maçon qui lui tourne le dos.

En résumé, l'enlèvement des crucifix n'est qu'un acte de neutralité religieuse..."

Cet article signé Jacques Georges, nous fait irrésistiblement penser au style de Charles Bernardin.

La Loge, cependant, n'a pas l'intention de s'en tenir à ce résultat. On ferraille souvent contre le Conseil de guerre. L'occasion est trop belle pour la laisser passer ! Aussi, le lundi 11 avril 1904, la Loge vote-t-elle un nouveau vœu sur proposition et sous signature du Frère Alix, militaire de son état, vœu relatif à "l'enlèvement des emblèmes religieux dans les locaux où siège le Conseil de Guerre". A l'unanimité ce vœu est adopté et l'Atelier décide de l'envoyer au Conseil de l'Ordre.

"Considérant que la suppression des emblèmes religieux des prétoires doit, logiquement, constituer une mesure générale, applicable à toutes les juridictions françaises,

Que cependant les tribunaux militaires y sont jusqu'ici soustraits, alors au contraire qu'il y aurait un intérêt majeur à nettoyer de ces images leurs prétoires, où l'esprit nouveau à besoin de pénétrer plus que partout ailleurs,

Que le maintien de ces emblèmes religieux provoque dès à présent les bravades cléricales,

Que ces tribunaux ne relèvent pas du Ministre de la Justice et ne pourront appliquer la mesure qu'en vertu d'un ordre émanant du Ministère de la Guerre, lequel garde jusqu'ici un silence absolu à cet égard,

Émet le vœu que le Grand Orient prenne en main cette question, qui intéresse au plus haut degré la lutte contre le cléricalisme dans l'armée, et l'égalité devant la loi".

Le 14 janvier 1906, Pour la République nous propose une synthèse assez complète de la question. Il mérite à ce titre d'être reproduit. Dans cet article intitulé "Gélinet et le Fils de l'homme dépendu des prétoires...", on évoque l'affaire des crucifix à Pont-à-Mousson et ses conséquences à l'échelle nationale en écornant le sieur Gélinet, glorieux président de la Section des vétérans de Pont-à-Mousson. Pour la République évoque notamment le remplacement moyennant finances de Gélinet au service militaire par un pauvre bougre, ce qui n'empêche pas Gélinet de pérorer avec Turinaz à Mars-la-Tour à chaque anniversaire de la sanglante bataille...

"On sait, enfin, que c'est grâce à M. Gélinet, fils de son père... que nous devons l'enlèvement des crucifix dans tous les tribunaux civils.

On se rappelle en effet qu'il y a environ deux ans, Monsieur Bernardin, juge de paix à Pont-à-Mousson, saisissait par une patte l'affreux Bon Dieu qui avait la prétention de décorer son prétoire et le faisait placer au grenier de l'Hôtel-de-Ville, entre les bustes de Badinguet, de Louis Philippe et ceux d'autres célébrités qui ont depuis longtemps cessé de plaire.

On peut se souvenir des hurlements que poussèrent les cléricaux à ce sujet et des injures qu'ils adressèrent à Monsieur Bernardin. Goulette (2) battait la mesure et toute la presse immonde fit pendant plusieurs mois un concert assourdissant.

Ça ne troubla d'ailleurs pas les digestions du juge de paix de Pont-à-Mousson. Mais on ne se rappelle peut être pas la pétition que vingt conseillers municipaux de la calotine ville signèrent pour obliger l'honorable magistrat à rétablir l'image anémique et sanglante du juif de Nazareth, pétition à laquelle Monsieur Bernardin répondit immédiatement en faisant placer un superbe buste de la République à l'endroit même où s'épanouissait l'inesthétique bondieuserie.

Or, si les cléricaux n'avaient pas poussé des cris de putois, s'ils n'avaient pas pétitionné et fait insérer leur grotesque protestation dans toutes les feuilles subventionnées par les pauvres d'esprit, personne ne se serait aperçu qu'il n'y avait plus de Bon Dieu à la justice de paix de Pont-à-Mousson...

Je vous fais grâce de cette lutte homérique. Qu'il suffise de savoir que le valeureux Chevalier de la Manche et le vertueux Sancho Pança n'accomplirent rien qui puisse être comparé aux exploits de nos deux illustrations mussipontaines.

Il y eut d'abord une loi votée en novembre 1903, ordonnant l'enlèvement de tous les Bons Dieux qui décoraient les prétoires.

Depuis la salle de la Cour de Cassation jusqu'à celle du plus modeste chef-lieu de canton, on balaya, on balaya. Le Bon Dieu ne bougea pas d'une ligne. On mit au Louvre le magnifique Memling de la Cour Suprême : c'était parfait.

Mais sous prétexte que leur justice n'est pas la nôtre, les Conseils de guerre gardèrent pieusement leurs Bons Dieux et il fallut que le ministre intimât l'ordre à cette magistrature digne d'un autre âge, de décrocher le fils putatif de Joseph pour que ces messieurs se soumissent à la loi.

Restait une troisième et dernière justice : celle de la Marine, elle était l'ultime refuge des crucifix...

Et voilà que monsieur Thomson, ministre de la Marine vient d'adresser aux autorités maritimes la circulaire suivante :

Par analogie avec les dispositions prises par messieurs les ministres de la Justice et de la Guerre, j'ai décidé qu'il serait procédé à l'enlèvement des emblèmes religieux qui se trouvent dans les prétoires des tribunaux de la Marine.

Je vous prie en conséquence de donner des ordres pour l'enlèvement immédiat de ceux desdits emblèmes crucifix ou autres signes extérieurs d'un culte qui se trouveraient dans les salles d'audience du Conseil de Guerre, Tribunaux maritimes permanents et tribunaux maritimes commerciaux de votre circonscription .

Cette fois-ci, ça y est ; il n'y a plus un seul Bon Dieu dans tous les endroits où l'on rend la justice en France : le nettoyage est complet.

Voilà à quoi a abouti la fameuse pétition signée par les vingt conseillers municipaux calotins de Pont-à-Mousson.

Nous adressons nos plus vifs remerciements aux promoteurs de cette pièce désormais historique, d'abord à monsieur Gélinet qui en prit la triste initiative, ensuite à messieurs Greff et Lowenbrück (au nom adorablement français).

P.S. ... Ce que je ne comprends pas, c'est que Dieu jadis si fécond en miracles et qui en accomplit encore tous les jours à Lourdes, par l'intermédiaire de madame sa mère, se laisse balayer des prétoires et congédier par la République comme un simple larbin qui a carotté le maître qui le payait.

Mais fais donc un miracle feignant ! car tu n'es plus fichu de te défendre toi-même, on a bien fait de ne plus compter sur toi et de te mettre au rancart."

Dans les mois qui suivront l'événement, on parlera à Saint-Jean de Jérusalem de la laïcisation des hôpitaux et d'autres institutions publiques. La Loge fait preuve, en l'espèce, d'une belle constance dans ses positions. L'histoire associera désormais, et pas seulement au plan local ou régional, le nom de Bernardin à la laïcisation des tribunaux.

"Ce fut le premier magistrat, lit-on notamment dans le Dictionnaire biographique illustré de Meurthe et Moselle, qui ait osé enlever le Christ qui se trouvait dans son prétoire. Le bruit formidable fait autour de cet acte eut pour résultat de faire voter par la Chambre l'enlèvement des emblèmes religieux dans tous les endroits où l'on rend la justice ".

On ne se trompera pas, à Nancy et ailleurs, sur la signification hautement symbolique de cette affaire. Elle donnera l'occasion à l'évêque Turinaz de fulminer une excommunication de plus. Pouvait-elle inquiéter Bernardin, lui qui évoquait régulièrement deux bénédictions spéciales du pape à son endroit !

En outre, quelques années plus tard, la droite cléricale trouvait dans les incidents liés à l'inventaire de la Cathédrale, opération menée en application de la loi de Séparation des églises et de l'État, l'occasion de prendre une revanche. Elle va, en effet, procéder à un singulier inventaire de la Loge. C'est une affaire que nous aurons l'occasion d'évoquer plus tard.