La chasse aux maçons de Nancy - Page 3

Pages : 1 - 2 - 3 - 4

L'analyse du contenu de tous les articles parus dans l'Echo de Nancy nous montre que les trois quarts d'entre eux visent la Franc-maçonnerie en général et qu'un quart attaque directement les Maçons lorrains. Quel que soit l'objectif, le ton y est toujours très acide, sarcastique, haineux et l'adversaire y est toujours désigné comme l'ennemi. L'équipe rédactionnelle s'est ralliée corps et âme à l'idéologie de la Révolution Nationale. Et le fait qu'elle ait commencé, dès le 19 août 1941, son odieuse "Chasse aux Maçons" ne peut qu'ajouter à l'ignominie de ses responsables et expliquer la dureté de la justice locale d'après-guerre qui condamna, entre autres, de Briey à la peine capitale (peine commuée par de Gaulle, le 8 septembre 1945, en détention perpétuelle).

Puis vint la chasse aux sorcières. Il est fort possible qu'aux plus beaux jours du maccarthysme, le procédé ait été utilisé, je n'en sais rien mais c'est vraisemblablement l'Echo de Nancy qui innove en la matière en ce mois d'août 1941. La diffusion des noms de nos dignitaires par voie de Journal Officiel était certes indigne, mais elle restait tout de même une diffusion restreinte voire discrète. Sa reprise par un quotidien après l'avoir largement agrémentée, en lui conférant une importance locale considérable, était une déclaration de guerre, une véritable agression.

J'ai longtemps hésité, j'ai beaucoup consulté. Allais-je, moi aussi, ajouter à l'ignominie, à la délation en citant publiquement ici ceux des Franc-maçons qui virent leurs noms, leurs fonctions étalés au grand jour dans cette rubrique de honte ? Non, par respect pour eux, par respect pour la discrétion de la Maçonnerie toute entière, je n'en citerai pas. Qu'il me soit toutefois permis d'évoquer celui de cette grande dame de la Résistance, déportée à Buchenwald en 1943, morte à Flossenburg en 1944 et qui donna son nom à l'une des Loges nancéiennes : le 12 octobre 1941, l'Echo de Nancy publiait sa 22e liste sous le titre "Autres repaires traqués en dehors du Grand Orient : la Société Théosophique de France et le Droit Humain". Y figurait entre autres : Berthe Bouchet, Laxou, Paix et Humanité. D'autres noms de dignitaires l'accompagnaient, bien sûr.

Des dizaines et des dizaines de noms de Frères et de Soeurs furent ainsi livrés en pâture aux lecteurs du journal. Ces listes voisinaient assez souvent avec celles plus dramatiques des otages ou des "terroristes" que les Allemands venaient de fusiller. Elles contenaient tous les renseignements dont disposaient les policiers perquisitionneurs (état-civil complet, degrés de Maçonnerie, Loge, fonction avec les dates d'entrée et de sortie...) Parmi les 27 "battues" organisées par le journal, toutes précédées d'un titre se voulant évocateur, quelques-unes sont particulièrement cinglantes, je les livre à votre curiosité :

  • On continue à les démasquer (22 août)

  • Une liste qui en vaut la peine (24 août)

  • Une nouvelle fournée (12 septembre)

  • Ils sortent enfin de l'ombre (22 septembre)

  • Une charrette de plus (1er octobre)

  • On les délogera tous (23 octobre)

  • Ils rendront tous leur tablier (27 octobre)


Film anti-maçonnique de 1943.

Le scénario de ce moyen-métrage de cinquante minutes a été réalisé par deux ex-frères : Jean Marquès-Rivière et Jean Mamy (sous le pseudonyme de Paul Riche).

Qui "continuait-on ainsi à démasquer" ? Tous les Maçons de toutes les obédiences, de toutes les loges, à condition qu'ils soient parvenus au grade de Maître, avaient quelque chance de figurer dans les tristes colonnes comme cet Emile D..., Directeur d'école, Nancy, Loge la Régénération, secrétaire de 1935 à 1937, 18ème degré ou bien ce Louis A... de Sarrebourg, Loge Saint-Jean de Jérusalem, 18e , boucher, chapitre de la Vallée de Nancy. Chaque liste publiée (il y en eut officiellement 26) contenait en moyenne une douzaine de noms avec, faut-il le souligner, un grand nombre d'erreurs, de redites, de confusions de noms, d'appels aux morts : certains lecteurs écrivaient au journal pour dire, je cite "qu'ils n'appartenaient plus à la Franc-maçonnerie dont ils n'acceptaient plus les tendances politiques et morales" (Echo de Nancy du 12 octobre 1941) ou pour refuser une homonymie dangereuse comme l'a fait ce colonel R... autrefois au 26° RI de Nancy ne voulant pas être confondu avec un autre officier Franc-maçon tué au champ d'honneur à Courbesseaux en 1914 ( journal du 12 mai 1943).

Quant à la composition socio-professionnelle des Ateliers ainsi dévoilés, elle reflète une assez grande diversité d'occupations professionnelles allant des enseignants (les plus nombreux) et des fonctionnaires aux professions libérales (médecins, avocats) en passant par un nombre assez impressionnant de commerçants et d'artisans. On y trouve un ancien baryton du Grand Théâtre de Nancy (22 août 1941) ainsi que le Directeur de l'Hôpital de Maréville (6 octobre 1941). Le journal va aller plus loin encore, les 24 et 25 décembre 1941 en intitulant son article "La chasse aux Soeurs Trois Points" : on dénonce, ce jour-là, les Soeurs (à l'Etat-Civil, non en Maçonnerie) de "ces Messieurs du Triangle et de la Bande d'Acacia" !

Aucune obédience n'est ignorée. Toutes les Loges lorraines connues et répertoriées vont figurer au tableau de chasse. Des Orients de Nancy, de Metz à ceux de Remiremont et de Saint-Dié, tous seront cités et avec eux les Ateliers dans lesquels les Frères et les Soeurs travaillaient : Humanité Meilleure (Orient de Nancy), Amis de la Vérité (Orient de Metz), le Travail (Remiremont) ou bien encore Union et Constante Amitié, Paix et Humanité au Droit Humain de Nancy, Union et Solidarité. Mais de toutes les Loges citées et dévoilées, Saint-Jean de Jérusalem, incontestablement, reste la cible privilégiée des Nemrods germano-nancéiens. En effet, en plus des trois grands articles qui lui sont consacrés, l'un le 29 août 1940 intitulé "Le Mystère de la rue Drouin", un autre le 26 avril 1942 sous le tire "Franc-maçonnerie et objection de conscience", et celui du 9 mai 1943 "Recommandé par la Loge nancéienne Saint-Jean de Jérusalem". En plus de cette prose, près de 40 dignitaires de cette Loge exerçant des fonctions ou en ayant exercé depuis 1920 ont eu les honneurs de la presse, si je puis m'exprimer ainsi. Quel terrible acharnement et quel esprit de vengeance à l'encontre de l'une des Loges-mère de la Maçonnerie nancéienne !

Les Lorrains furent-ils sensibles à cette campagne de délation ? Poursuivirent-ils dans leur cité, dans leur quartier, cette chasse à tous vents ? Non, encore une fois, leurs soucis étaient manifestement ailleurs. Il y eut peu de réactions des lecteurs, tout juste peut-on lire, dès la parution de la 1ère liste, une lettre de félicitations d'un nancéien anonyme (Je crois y reconnaître la plume d'un des rédacteurs de l'Echo !). Des rubriques très prisées comme "le Courrier des Lecteurs", "Propos Quotidiens" ou bien encore "Vous avez la parole" traitent exclusivement de questions administratives, de ravitaillement ou de... mode. Elles ne reflètent aucun sentiment d'animosité vis-à-vis de la Maçonnerie. Indifférence ou ignorance ? Il aurait pu en être autrement, les temps et les hommes au pouvoir s'y prêtaient.

Quel fut le bilan de ces quatre années de silence forcé, de clandestinité, d'impuissance devant la haine institutionnalisée ? Sur le plan local, les locaux, à l'image de tous les Temples Maçonniques, furent attribués au Secours National qui y entreposa différentes marchandises jusqu'à la Libération. Tous les murs furent repeints en blanc (en badigeon, heureusement). Les meubles furent vendus aux enchères par les Douanes. La bibliothèque fut dispersée. L'harmonium de la colonne d'harmonie acheté par un prêtre fut restitué à la fin de la guerre par ce dernier.

Dans la préface du livre de Lucien Botrel Histoire de la Franc-maçonnerie française sous l'occupation, Didier Le Masson écrit : "Jamais, dans un territoire occupé, le nazisme n'avait rencontré pareille aide, collaboration, organisation systématique et scientifique de la part d'un gouvernement, comme en France, pour chasser et détruire la Franc-maçonnerie". Dans cet acharnement à vouloir anéantir tout ce qui était Franc-maçon, l'Echo de Nancy a tenu une place prépondérante, a joué un rôle de tout premier plan. Si ses diatribes n'ont pas eu le succès escompté auprès de nos compatriotes, ce n'est pas faute d'avoir tout tenté. Rejoignant des publications comme "Au Pilori", "La Gerbe" ou "Je suis Partout", il méritait de tomber dans l'oubli et le mépris le plus total. En hommage et par respect pour tous les Frères et Soeurs qui eurent à subir ses attaques, sa virulence, sa haine venimeuse, je l'ai sorti quelque temps de sa fange. On peut maintenant l'y replonger.